Des traces de médicaments dans l’eau du robinet : un enjeu contemporain
Depuis une quinzaine d’années, les médias et les agences sanitaires alertent régulièrement sur la présence de résidus médicamenteux dans l’eau potable en France. Difficile à croire, mais cette réalité concerne parfois même des zones rurales ou de petites communes. Pourquoi ces substances qu’on imagine plutôt cantonnées aux hôpitaux ou à nos pharmacies se retrouvent-elles jusque dans nos robinets ? Pour bien agir — que l’on soit particulier, élu local ou responsable technique — il est essentiel de comprendre les mécanismes d’apparition de ces micropolluants, les risques associés, les failles du traitement de l’eau, et les solutions qui s’esquissent.
Quels médicaments retrouve-t-on dans l’eau potable ?
Les résidus détectés sont les antibiotiques, les antidouleurs (paracétamol, ibuprofène), les contraceptifs hormonaux, certains antidépresseurs, les anticancéreux, les bêtabloquants ou encore certains médicaments destinés à l’élevage animal. L’Anses, dans un rapport de 2011, avait comptabilisé plus de 100 composés pharmaceutiques présents dans les eaux usées ou les eaux brutes destinées à la production d’eau potable (Anses, 2011).
- Paracétamol : retrouvé dans 44% des prélèvements d’eaux brutes françaises (source : étude Observatoire Récif 2022).
- Carbamazépine (antiépileptique) : très résistant aux traitements classiques, répertoriée dans plusieurs réseaux urbains (> 0,01 µg/L dans plus de 15% des prélèvements d’eau potable à travers l’Europe, selon l’étude NORMAN Network, 2018).
- Antibiotiques : détectés en faible quantité dans certains réseaux d’eau (généralement <0,1 µg/L), sans dépasser les seuils réglementaires mais interrogent sur les risques à long terme.
Pourquoi se retrouvent-ils dans nos réseaux d’eau ?
La problématique est à la croisée de plusieurs phénomènes : usage massif des médicaments (santé humaine et vétérinaire), rejet partiel de substances non métabolisées, limitations des filières de traitement, et contexte hydrologique ou démographique local.
Des usages élevés, un recyclage quasi inexistant
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Élimination incomplète par l’organisme : Jusqu’à 80% d’un médicament peut être rejeté dans l’urine ou les selles, sous forme inchangée ou sous forme de métabolites encore actifs.
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Médicaments non utilisés jetés aux toilettes : Malgré les campagnes d’information (Cyclamed…), environ 30% des particuliers jettent encore de temps en temps des médicaments à l’évier ou aux WC (sondage Harris Interactive 2018).
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Usage vétérinaire et agricole : Les traitements administrés aux animaux (élevage, animaux domestiques) se retrouvent aussi dans les effluents agricoles, qui peuvent ruisseler jusqu’aux rivières.
Des stations d'épuration technologiquement limitées
En France, 96% de la population est raccordée à un réseau d’assainissement collectif (données Insee 2020), dont l’eau est ensuite traitée dans des stations d’épuration. Mais ces installations n’ont pas été conçues à l’origine pour éliminer les molécules complexes comme les résidus pharmaceutiques. Les rendements varient :
- Certains composés (paracétamol, hormones) sont partiellement éliminés (de 60 à 95% en moyenne, mais selon le dosage et le type d’installation).
- D’autres (carbamazépine, diclofénac) peuvent traverser quasiment intactes les étapes traditionnelles (décantation, filtration, désinfection).
Résultat : une partie de ces substances rejoint les cours d'eau, puis parfois les nappes ou les points de captage pour produire l’eau potable.
L’impact local : pourquoi certaines communes sont davantage concernées ?
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Proximité du captage avec une zone dite « sensible » : Les communes situées en aval d’un hôpital, d’une grande agglomération ou d’une rivière recevant de nombreux effluents, sont plus exposées.
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Faible dilution : En période de sécheresse ou dans les zones où le débit des rivières est faible, la concentration des micropolluants s’élève.
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Dépendance à certains captages : Beaucoup de villages utilisent l’eau superficielle (rivières, lacs) plus sujette à la contamination, par rapport à l’eau souterraine, naturellement filtrée mais pas totalement protégée.
Les limites actuelles du traitement de l’eau potable
On imagine souvent que l’eau du robinet franchit un « mur de filtres » avant d’arriver dans nos verres. En réalité, le processus de potabilisation vise prioritairement à éliminer les agents pathogènes (bactéries, virus), la turbidité et certains pesticides, mais il peine face à la diversité chimique et à la faible concentration des résidus pharmaceutiques.
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Traitements traditionnels : Décantation, coagulation-floculation, filtration sur sable ou sur charbon actif, puis désinfection (chloration ou UV). Le charbon actif, bien utilisé, retient partiellement certains composés, mais doit être régénéré régulièrement. Son efficacité n’est pas absolue.
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Absence de normes européennes spécifiques : Aucune norme n’impose un seuil pour la majorité des molécules médicamenteuses dans l’eau potable en Europe (seuls quelques pesticides sont réglementés).
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Limites analytiques : Les méthodes de détection atteignent aujourd’hui une sensibilité de l’ordre du nanogramme par litre (10 g / L), mais un suivi large et continu reste coûteux pour de petites communes.
Quelles avancées pour mieux filtrer ces substances ?
Quelques collectivités pionnières testent ou déploient de nouveaux procédés inspirés de la Suisse et de l’Allemagne, où la législation devient plus stricte.
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Ozonation avancée : L’ozone détruit chimiquement certaines molécules médicamenteuses. L’installation de tels équipements dans la région lyonnaise et dans le bassin de l’Arve a permis de réduire de 80 à 90% certains résidus dans les eaux traitées (Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, rapport 2020).
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Charbons actifs en poudre ou en grains (CAG/CAF) : Leur usage combiné à une filtration poussée augmente la rétention de molécules complexes.
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Nanofiltration, osmose inverse : Ces technologies sont très efficaces (jusqu’à 99% d’élimination de certains médicaments selon Water Research, 2013), mais restent lourdes à mettre en œuvre à grande échelle pour des raisons de coût et de gestion des rejets concentrés.
Quels risques sanitaires et environnementaux ?
Certes, les concentrations relevées dans l’eau du robinet sont infinitésimales (généralement 100 à 1000 fois inférieures à la dose thérapeutique journalière), mais la question des effets cocktail et des expositions chroniques n’est pas pleinement élucidée.
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Populations vulnérables : Les nourrissons, femmes enceintes ou personnes sous traitement renforcé méritent une vigilance accrue (Bien que l’OMS estime le risque global très faible à l’heure actuelle : voir OMS, 2011).
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Effets sur la faune aquatique : Plus préoccupants : féminisation de certains poissons exposés aux hormones de synthèse, résistance accrue aux antibiotiques, mortalité larvaire accrue (source : IFREMER 2019).
Les autorités sanitaires rappellent que boire l’eau du robinet reste sans danger pour la population générale, mais le suivi de l’évolution du cocktail de contaminants, et les mesures de précaution à prendre restent essentiels.
Que peut-on faire, individuellement et à l’échelle des communes ?
Réduire la pollution ne repose pas uniquement sur les ingénieurs ou les élus. Plusieurs gestes et changements collectifs contribuent à limiter le problème à la source :
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Ramener systématiquement les médicaments non utilisés en pharmacie. Le réseau Cyclamed collecte près de 12 000 tonnes chaque année, mais pourrait atteindre 14 à 15 000 tonnes si chacun participait.
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Ne jamais jeter de médicaments à l’évier ou aux toilettes. Un comprimé peut polluer jusqu'à 1 million de litres d’eau à terme, selon Eau de Paris (campagne 2022).
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Utiliser les médicaments avec discernement. Les prescriptions médicales raisonnées (initiatives d’antibiorésistance) contribuent à diminuer la pression sur les milieux.
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Équiper les collectivités de moyens analytiques et de technologies adaptées, même mutualisées à plusieurs communes rurales.
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Soutenir l’innovation et la recherche sur la dépollution des eaux usées. Citons le programme européen Poseidon ou les initiatives locales portées par Agences de l’eau.
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Informer et sensibiliser les habitants. De nombreuses collectivités, à l’image de la Métropole de Bordeaux, organisent des campagnes d’information et des ateliers sur le tri des médicaments et l’impact sur l’environnement.
Pistes d’action et évolutions à surveiller
Le retour récurrent de ce sujet dans l’actualité montre à quel point l’enjeu est structurel et multifactoriel. L’évolution des consommations médicales (vieillissement de la population), le développement de nouvelles molécules chimiques, l’amélioration de la surveillance et la montée en puissance des équipements de traitement avancé sont des éléments clés à suivre. D’ici 2030, la Directive européenne sur l’eau pourrait intégrer de nouveaux paramètres liés aux micropolluants.
Pour les communes, investir progressivement dans l’innovation, partager de l’information transparente avec les habitants et développer une véritable culture de la prévention permettront de garantir, demain, une eau du robinet sans substances indésirables.
Pour chaque citoyen, garder en tête que l’eau n’est pas une ressource illimitée ni invulnérable, mobiliser la collectivité et s’informer sur la qualité locale de son eau permette d’agir dès aujourd’hui, à son échelle.